Claire Jeantils est doctorante contractuelle au CNRS et à l’UMR Thalim où elle prépare une thèse de littérature française dans le champ des humanités médicales sous la direction d’Alain Schaffner et la co-direction de Catriona Seth.

Doctorante invitée à la Maison française d’Oxford pour un séjour de dix mois en 2021, elle est aussi à l’initiative d’un réseau doctoral au sein de l’IRN Humanités Médicales.

Pouvez-vous nous présenter succinctement votre projet de doctorat ?

Merci de me donner l’opportunité de cet entretien !

Bien que ma recherche s’inscrive dans le courant des humanités médicales, elle prend sa source en littérature : j’analyse les représentations littéraires de l’épilepsie dans des textes français et britanniques depuis les années 1980. À partir de cette étude approfondie, je propose une appréhension littéraire de l’épilepsie ce qui permet d’envisager l’usage de la médecine narrative dans le suivi thérapeutique. D’un point de vue littéraire, l’idée est de quitter le cliché de l’épilepsie en littérature, liée à Dostoïevski ou à Flaubert, et de présenter des textes récents qui sont plus détaillés d’un point de vue médical et scientifique.

L’intérêt d’un tel corpus est qu’il peut aider les patients à avoir accès à des ressources, mais aussi à des représentations ou à des identifications liées à leur maladie. D’où la nécessité d’inscrire le sujet dans la contemporanéité étant donné que cette période est plus proche de la réalité des patients, de leurs problématiques et aussi des traitements auxquels ils ont accès.

Enfin, ce sujet permet de mettre en exergue les difficultés auxquelles nos outils littéraires font face lorsqu’ils abordent des sujets médicaux. Les crises d’épilepsie créent en effet des sensations d’expériences parallèles, uniques et nous avons besoin d’outils littéraires pour les comprendre. Malheureusement ces derniers sont relativement fixés, dans la fiction ou dans la non fiction ; or nous sommes avec l’épilepsie dans un espace de l’entre-deux. D’où la nécessité d’expérimenter avec nos propres outils pour comprendre ces objets textuels.

Le concept de narration peut permettre de comprendre l’épilepsie d’une façon méta-littéraire. En ce sens, ma recherche s’inscrit dans les Critical Medical Humanities, un courant assez récent en humanités médicales qui apporte un regard critique sur la discipline qui ne se résume plus alors à une réflexion en humanités dans un contexte de soin donné (et plus précisément hospitalier). Cette réflexion va au-delà.

Comment en suis-je arrivée à l’épilepsie ? J’ai tout d’abord découvert le mouvement narratif dans les humanités à travers l’historiographie. Après maintes recherches, j’ai réalisé que ce mouvement narratologique avait aussi eu lieu en médecine à travers la médecine narrative, une technique médicale née dans les années 2000. En m’y plongeant davantage, j’ai découvert son utilité, ses enjeux, mais aussi les problématiques auxquelles elle faisait face aujourd’hui. Cela m’a donné envie de persévérer et j’ai rapidement su que je voulais tester cette technique – d’abord sur le plan littéraire – dans le cadre d’une application dans le suivi thérapeutique d’une maladie neurologique ou psychiatrique, car je me doutais que cela pouvait troubler un rapport à la narration de soi.

Partant de là, j’ai réalisé que l’hystérie avait charrié beaucoup de clichés dans les études littéraires et était aujourd’hui appréhendée de façon plus complète, puisque nombre de mes collègues ont travaillé sur le sujet. Je souhaitais au contraire me concentrer sur un sujet qui n’avait pas encore été traité, en tout cas pas dans un contexte contemporain. Le choix de l’épilepsie m’a permis de mieux connaître la maladie puisqu’il a fallu durant ma deuxième année de Master lire des ouvrages médicaux, m’imbiber de ce vocabulaire très précis pour tenter de comprendre le fonctionnement de cette maladie. L’idée étant de pouvoir vraiment comprendre ce qui se passait dans les textes et pourquoi. C’est cela qui est intéressant du point de vue de la recherche : on a besoin d’énormément de connaissances pour connaître tous les enjeux du texte littéraire, qu’il soit fictionnel ou non.

Pouvez-vous nous en dire plus sur votre parcours de jeune chercheuse ? Quelle a été votre formation ?

J’ai fait une double licence de journalisme à l’École Supérieure de Journalisme de Lille et de lettres modernes à Lille 3. Je me destinais au journalisme, mon envie était de rapporter des récits pour fournir de l’information ; et je crois que j’en suis encore là aujourd’hui. Mes premières expériences en rédaction m’ont permis de prendre conscience que j’avais besoin d’allouer plus de temps à l’approfondissement de mes sujets et plus d’espace aussi, d’où le choix de continuer en littérature avec un Master de recherche. Le fait de pouvoir plonger dans un sujet, de prendre des directions qui parfois étaient fausses, puis de revenir, et enfin de défendre ce que l’on a découvert m’a beaucoup plu. C’est de cette manière que j’ai orienté mes recherches au-delà du Master.

Avez-vous des hypothèses de recherche fortes que vous souhaiteriez explorer dans cette thèse ?

Je travaille beaucoup en lien avec les Critical Medical Humanities, qui ouvrent davantage le champ des possibles notamment en étudiant la notion de récit à laquelle les humanités médicales font références et à laquelle les littéraires sont très attachés.

Néanmoins, lorsqu’on observe des textes exprimant une expérience épileptique, on se rend compte que le l’idée même de récit en tant qu’objet avec un telos propre, c’est-à-dire une histoire fixe, n’a plus lieu d’être. Nous sommes confrontés à des objets très particuliers. Dès le Master 2, j’ai constaté que, dans le rapport au corps, cette façon d’approcher l’objet « récit », ne fonctionne pas. Pour en déceler les clés, j’ai dû explorer le courant des Critical Medical Humanities pour comprendre que l’épilepsie transforme la façon dont la personne choisit de se narrer et la manière dont elle est perçue par la société.

J’ai donc posé l’hypothèse que le concept de récit tel que l’on connaît n’est pas applicable à toutes les épilepsies. Et il a fallu créer de nouvelles catégories pour mieux comprendre les objets auxquels j’avais affaire. Ce faisant, cela m’a permis de mieux me plonger dans les textes et de les accepter tels qu’ils étaient et non tels que j’aurais aimé qu’ils soient. De cette manière, j’ai pu m’ouvrir à des textes peu acceptés par les littéraires, notamment des objets testimoniaux dont on va traditionnellement discuter la littérarité en France. Ces textes sont intéressants pour ma recherche et ont autant de place dans mon corpus que des objets fictionnels plus classiques, avec des auteurs davantage reconnus par exemple.

Quelle est la méthodologie que vous mettez en place pour un corpus si particulier ?

Mon corpus est tout d’abord composé de textes français et britanniques des années 1980 à nos jours, ce qui réduit considérablement la masse textuelle. Je m’autorise des incursions dans des textes testimoniaux qui représentent une volonté de se narrer de la part des patients, ce qui est tout à fait intéressant sur ce qu’ils choisissent de dire ou ce qu’ils ne disent pas. Après plusieurs discussions avec des chercheurs en humanités médicales comme Marie Allitt de l’Université d’Oxford, j’ai réalisé qu’il n’y avait aucune raison d’exclure les textes testimoniaux. C’est d’ailleurs un enseignement de la médecine narrative et notamment de Rita Charon que d’accepter le récit de l’autre. Et si les médecins l’appliquent via la médecine narrative, il me semblait important de l’appliquer à mon propre corpus de recherche.

Le corpus est donc très varié : il comprend de la fiction, de la non-fiction, mais aussi des textes qui sont dans des entre-deux, c’est-à-dire des textes dont les narrateurs sont plus ou moins fiables. Il existe par exemple des textes où le narrateur hésite sur la réalité de son épilepsie et c’est au lecteur d’en décider : on se situe ici sur des niveaux de réalité et de confiance passionnants. Certains ouvrages font de l’épilepsie leur sujet central tandis que d’autres l’évoque brièvement, le temps d’un chapitre par exemple.

C’est donc un corpus large en matière de sources, mais qui n’est pas non plus ingérable. C’est un des objectifs des humanités médicales ; mettre en exergue la grande diversité dans le rapport à la maladie ou à la santé.

Comment s’organise votre travail durant votre séjour à la Maison française d’Oxford ?

Bien que la crise sanitaire ait modifié l’expérience que j’aurais pu avoir à la Maison française, nous avons la chance d’avoir une bibliothèque très riche en littérature française qui permet de ne pas être en difficulté en cas de fermeture. J’ai donc profité de ce séjour pour me mettre en contact avec de nombreux chercheurs de l’Université d’Oxford et de manière générale au Royaume-Uni, étant donné que les humanités médicales y sont fortement implantées. J’ai donc eu l’opportunité de m’impliquer dans plusieurs réseaux, de prendre part à des séminaires, que ce soit des groupes de lectures ou des conférences. Parmi ces rencontres, j’ai notamment eu une correspondance régulière avec Marie Allitt sur des questions de méthodologie de la recherche en humanités médicales. Enfin, j’ai la chance d’être codirigée par Catriona Seth qui m’a transmis des conseils très précieux en matière de carrière ou de méthodologie de la recherche.

Je navigue donc entre ces trois espaces : la Maison française, le monde académique Oxonien et les rencontres scientifiques parallèles facilitées par les réseaux sociaux.

Comment votre recherche s’articule-t-elle avec les perspectives de l’IRN Humanités médicales ?

Mon travail avec l’IRN est de réfléchir à un espace qui permet d’offrir aux doctorantes et aux doctorants un soutien et des moments d’échanges. Durant ma première année de thèse, j’ai pris conscience qu’un tel espace n’existait pas en France étant donné que les humanités médicales n’y sont pas institutionnalisées. Il est donc difficile pour les doctorants d’avoir ces moments de discussion comme on pourrait en avoir dans d’autres laboratoires via des séminaires doctoraux mensuels ou bimensuels. C’est une chance incroyable que de participer à la constitution de ce réseau puisque cela me permet d’être en contact avec d’autres doctorants de la discipline. L’idée est ainsi d’y articuler la nouveauté de la discipline avec le stade de nos recherches pour affiner nos méthodologies.

En tant que coordinatrice de ce réseau doctoral, comment imaginez-vous sa place au sein de l’IRN ?

Comme les humanités médicales sont encore jeunes, c’est une chance pour nous de participer à leur institutionnalisation et de proposer des directions et une impulsion particulière. Avec la récente création du site Web IRN Medical Humanities et d’un blog dédié aux doctorants, nous avons l’espace pour nous approprier les outils de la discipline et pour développer notre esprit critique. L’idée sera aussi de proposer des billets d’analyse plus rédigés permettant de développer des points qui méritent discussion dans notre recherche ou encore de faire une incursion dans une problématique qui nous questionne particulièrement.

C’est une grande liberté qui va nécessairement appeler une certaine sélection de notre part, mais on va pouvoir dans tous les cas proposer de nouveaux formats. C’est ce qui me donne envie de m’engager dans le réseau !

Vous avez mis en place un webinaire au sein de ce réseau, quelles thématiques y abordez-vous ?

C’est un webinaire méthodologique en anglaise qui rassemble les doctorants et doctorantes en humanités médicales dont les institutions sont partenaires de l’IRN. En constituant un tel réseau, des formes d’entraides émerge : telle personne apporte une réponse à une interrogation précise que je me pose dans ma thèse. Aujourd’hui, le groupe est constitué d’une dizaine de personnes très intéressées et se rassemble régulièrement à distance. Durant ces séances, chaque doctorant présente son sujet de thèse et une difficulté méthodologique permettant à terme un calendrier plus précis.

Bien entendu, ces séances ne sont pas enregistrées : elles visent à créer un espace de confiance où les doctorants se sentent à l’aise tout en conservant des thématiques problématisées. Cette dynamique a créé des passerelles entre chaque séance. C’est en somme un travail de co-construction associant l’ensemble des participants. Nous avons pour l’instant abordé des questions d’éthique de la recherche, de gestion du corpus, de mélanges de sources, (etc.), le tout étant bien sûr propre au contexte des humanités médicales.

Vous avez participé à la première journée des doctorants organisée en janvier 2020, pouvez-vous nous dire ce que vous avez retenu de cette journée ?

Tout d’abord, une très grande diversité des sujets et des profils qui pouvaient venir de disciplines très variées au sein des humanités. J’ai pris conscience de la richesse de ce qu’on était en train de vivre, ce qui donnait davantage envie de s’inscrire dans ce mouvement. Ensuite, quel que soit le parcours, la discipline ou le nombre d’années de thèse déjà passées, il y avait une ouverture d’esprit et une exigence assez remarquable de la part des doctorants.

C’était donc un moment important pour échanger sur des questions très concrètes liées à la thèse : j’ai hâte que nous préparions la prochaine journée doctorale et post-doctorale avec Carle Bonafous-Murat !

Au fait, pouvez-vous nous définir succinctement les humanités médicales ?

Les humanités médicales sont un dialogue permanent entre la médecine, les humanités et les arts, pour mieux comprendre les notions de santé et de soin. Quand on parle du monde du soin, cela fait allusion à la maladie, bien entendu, mais aussi à la santé qui dépasse le monde de l’hôpital. De manière générale, c’est le rapport au corps et au bien-être qui est questionné à travers de nombreuses traditions disciplinaires : littérature (pour ma part), philosophie, sociologie, anthropologie, etc.

Les humanités médicales refusent ainsi les carcans et sont amenées à aborder les questions d’accès au soin dans des régions touchées par la pauvreté ou par des conditions climatiques très complexes.

De par cette définition, y aurait-il une spécificité des humanités médicales francophones, ou non ?

La différence principale se situe dans l’origine de l’intérêt à la question médicale. Dans le monde anglophone, c’est le monde du soin qui s’est intéressé aux humanités avec par exemple la création de la médecine narrative aux États-Unis. Tandis qu’en France, ce sont les humanités qui sont allées vers la médecine avec l’idée de comprendre l’expérience humaine dans la maladie. L’origine de l’intérêt pour la discipline est donc différente, mais très complémentaire. Aujourd’hui, le principal problème auquel nous sommes confrontés en France est qu’il y a un grand corpus théorique anglo-saxon qui n’est pas encore traduit. Les chercheurs francophones qui ne lisent pas l’anglais se retrouvent cantonnés à des ouvrages déjà vieillissants d’un point de vue anglo-saxon alors qu’ils ont besoin aussi de s’approprier la littérature scientifique actuelle. Une fois qu’on aura eu l’occasion de faire cela, on pourra trouver notre cap qui sera, je pense, davantage concentré sur les humanités et apportera un regard riche et critique nécessaire à la discipline. Je pense que cet intérêt grandira notamment parce que les Français sont très attachés au système de soin.

Pensez-vous qu’il existe des compétences spécifiques pour l’étude des humanités médicales ?

Je pense qu’il faut une grande ouverture d’esprit et être prêt à sortir de nos disciplines d’origine. Pour donner un exemple très concret, je n’ai pas besoin que de théorie littéraire dans mon travail de recherche, il me faut aussi lire de la sociologie ou encore de l’anthropologie, ce qui nécessite une grande capacité d’adaptation.

Mais ce dont nous avons le plus besoin en France c’est d’une formation en humanités médicales qui enseignerait cette ouverture et fournirait des clés pour aborder les textes fondateurs issus de disciplines variées. L’autre avantage d’une telle formation serait de donner une direction aux humanités médicales francophones, qui auront bientôt je pense un grand rôle à jouer.

Quelques conseils pour des masterants qui envisageraient une thèse en humanités médicales ?

Le premier conseil serait certainement d’échanger avec des doctorantes et doctorants en France et à l’étranger pour percevoir la diversité de la discipline. Il existe en effet différents courants et théories en humanités médicales dont il faut s’imbiber pour mener sa recherche… Et pour cela, il est aujourd’hui nécessaire de parler et lire l’anglais !

Propos recueillis par Peggy Cardon et Côme Saignol.