Swati Joshi, doctorante en humanités médicales à l’Indian Institute of Technology Gandhinagar, a lu pour nous « The Middle finger » de Saikat Majumdar, un roman qui sonde les pouvoirs de la poésie dans les relations de soin.
Saikat Majumdar est un écrivain Indien connu pour avoir dépeint la précarité des relations sociales ainsi que pour avoir mis en avant le care sous différents aspects. The Firebird (2015) dépeignait par exemple le care sous un angle maternel, ou plus précisément comme étant une prise en soin du vulnérable, dans lequel la mère d’Orri (l’une des protagonistes) l’expose aux risques de sa vulnérabilité en se positionnant elle-même comme une actrice de théâtre. The Scent of God, publié en 2019, mettait en valeur un soin que l’on pourrait qualifier de pastoral, dans un monastère Hindou où le personnage d’Anirvan découvrait sa sexualité et donc une forme de care sensuelle. Les romans de Saikat Majumdar abordent donc de nombreuses thématiques que les humanités médicales analysent ; les différentes formes de soin, l’expression des sentiments via les sens proprioceptif et olfactif, les métaphores médicales pour aborder le sujet du racisme, l’enseignement de la créativité, etc.
Les personnages dans ses romans ont une « citoyenneté », pour utiliser un mot de Susan Sontag. On en relève ici deux types : une citoyenneté qui émane du royaume du soin, et une autre du royaume de la vulnérabilité. Les deux royaumes ne sont pas clairement distincts. Leurs frontières s’estompent. Par conséquent, ce qui est le plus marquant dans l’utilisation des métaphores dans ses romans, c’est qu’elles donnent aux personnages une ou plusieurs opportunités de formuler leurs demandes, leurs griefs, etc. Cela soulève la question suivante : est-il possible d’être affaibli voire blessé par le care ?
La création poétique comme pharmakon
Le quatrième roman de Majumdar, The Middle Finger (2022), décrit les créations poétiques du personnage de Megha à la fois comme une maladie et comme une forme de soin. Megha lutte contre son anxiété, en écrivant de la poésie, alors qu’elle rédige une thèse intitulée « histoires secrètes de la magie : mythe et opium dans la littérature de 18ème siècle »[2]. Elle est absorbée par sa recherche mais, en même temps, elle semble en souffrir. Étant donné qu’elle craint de ne pouvoir finir sa thèse, elle souffre émotionnellement. Sa directrice de thèse lui recommande de continuer à lutter contre toutes ses émotions qui la submergent. Elle décide donc de faire de sa poésie un véritable levier face à son angoisse. Le roman retranscrit donc les sentiments de la protagoniste grâce à sa poésie. Le texte précise : « certains de ses poèmes ont été publiés dans les magazines expérimentaux et en ligne »[3]. Ainsi, le roman dévoile deux types de performance du care : la performance du soin personnel en exprimant ses émotions par la poésie, cette démarche ne dépend que d’elle ; et une performance davantage publique du soin à travers les traductions visuelles de sa poésie par d’autres artistes (via des danses, des vidéos sur Instagram, etc.). Mais tandis que les autres artistes performent ses poèmes, Megha se rend vulnérable.
La théorie du pharmakon expliquée par Jacques Derrida nous permet d’analyser ces performances. Derrida commence par diviser le terme dans ses trois sens : (1) le poison, (2) le remède, et (3) le bouc émissaire. La poésie de Megha la protège donc contre les émotions qui pourraient bloquer son processus d’écriture. Son contexte familial nous renseigne en partie sur les causes de sa vulnérabilité émotionnelle ; elle était seule quand elle faisait son doctorat en Amérique. Le fait d’écrire de la poésie lui donne l’opportunité certes d’exprimer ses émotions mais aussi de prendre un peu de recul par rapport à celles-ci pour mieux y réfléchir. Sa création semble littéralement prendre soin d’elle, contrairement à sa famille qui ne l’avait jamais fait. De nombreux artistes ont alors souhaité traduire sa poésie à travers des danses ou des vidéos sur Instagram. Mais cela a pour Megha quelque chose d’angoissant car cette même poésie qui la protège peut aussi la dévoiler, la mettre à nue aux yeux de son lectorat.
Création poétique, enseignement et contagion
Le fait d’écrire de la poésie interroge dans le même temps l’enseignement potentiel de la créativité. Le roman utilise la métaphore médicale pour expliquer cet aspect : la poésie se fait ici infection. Cela implique le questionnement suivant : est-il est possible d’enseigner l’écriture créative ? Le roman répond justement à cette question, via la métaphore de la contagion :
– Comment un poète enseigne-t-il la poésie ? demanda-t-elle. En contaminant les autres avec sa propre maladie ?
(Majumdar ch2, trad. S. Joshi)
– La maladie se propage facilement, sourit Megha. La souche mortelle est difficile à attraper.
Tout d’abord, je voudrais souligner que la notion d’héritage traverse le roman. C’est le cas, par exemple, dans le prologue de l’ouvrage, qui met en scène, à la fois les dialogues entre Socrate et Agathos dans Le Banquet de Platon, ainsi que les discussions entre Guru Drona et Arjuna dans The Hindus : An Alternative History de Wendy Doniger. Ainsi, avec la notion d’héritage, la contagion devient prédominante et est plus que pertinente pour notre analyse. Le prologue rapporte par exemple le propos suivant de Socrate : « si seulement les fous étaient plein de sagesse simplement en touchant les sages » (Majumdar, trad S. Joshi). Le roman de Majundar interroge ainsi quant au contenu de l’héritage de l’humanité. Je veux ici emprunter un phrase de Luc Montagnier dans son analyse de la contribution de Pasteur à la recherche de la théorie microbienne : « la connaissance est le patrimoine de l’humanité » (6A-4S). C’est bien de cela dont il est question dans le roman de Majumdar ; il dissémine, l’héritage de la connaissance des soins artistiques via la poésie de Megha.
Lorsqu’elle a l’opportunité d’enseigner l’écriture créative à l’université d’Harappa en Inde, Megha propose à ses étudiants de s’exposer en tant qu’auteur lors d’un séminaire. Elle explique : « ‘Écriture pour la Pensée’ était un séminaire intime où les participants pouvaient être blessés par leur mise à nu »[4]. Le point de départ de cette exposition du moi se trouve dans sa volonté d’exprimer son angoisse tout en préservant sa dignité. En outre, cette volonté de s’exposer ne s’appliquait pas qu’à ses étudiants. Poonam, sa domestique s’inspire par exemple elle aussi de la poésie de Megha. Un jour, alors que Megha se rend à l’église, elle entend les mots de Poonam :
Je me souviens que la maladie est arrivée et qu’elle a fait tousser et cracher les gens. Ce n’était pas du sang mais des glaires si épais qu’ils voulaient que ce soit du sang. Le sang les faisait se sentir vivants. Ils disaient que la maladie venait d’Afrique. Avec des étudiants étrangers, pas avec notre peuple. Elle était si infecte qu’elle n’a pas pu se développer en Inde mais avait traversé la mer infectée. je suis allée à la pharmacie du quartier, et l’homme m’a dit d’aller en Afrique. J’avais apporté la maladie, des gens comme moi, des gens à la peau de boue…[5]
La métaphore de la contagion suggère que le talent peut être transmis d’un professeur à son étudiant. Cette métaphore implique donc d’envisager les talents, les qualités des auteurs comme une infection. Ici, il nous faut impérativement distinguer les trois mots suivants : disease, illness, et sickness. « L’anthropologie médicale, se basant sur les trois termes anglais traduits en français par « maladie » (disease, illness et sickness), qui décrit trois perspectives distinctes sur la maladie(… )» (Cathébras, p.810). Disease donne le nom propre « souffrance » (somatique, psychologique, somatopsychologique, etc.) d’un individu. Illness est la souffrance intérieure de la personne. Considérons alors la question suivante : nommer la maladie donne-t-il une forme de pouvoir ? Ces malades, outcastés, pourrait-on dire, par la société, retrouveraient ainsi une forme d’agentivité à travers la nominalisation. Le roman, en considérant la poésie comme une disease, ne cherche pas à montrer que la création poétique est en soi une activité négative. Il n’est pas question ici de soutenir l’idéologie platonicienne d’après laquelle le la création de la République aurait été possible après avoir mis de côté les poètes afin de construire une société productive. Au contraire, en s’appropriant le concept de disease (donc de « souffrance »), la narration montre que la littérature est un lieu de « prise en soin » pour les personnes qui veulent exprimer leurs émotions, témoigner ou transmettre une expérience d’injustice, et va ainsi à rebours de l’image stéréotypée des modes de soins artistiques et individuels. En outre, la métaphore médicale de l’infection, utilisée pour désigner la poésie, dévoile le pouvoir de l’écriture créative en déclenchant un cercle artistique vertueux. Dans ce cas, l’utilisation du terme disease pour la poésie serait paradoxale. La poésie aide les artistes à découvrir la maladie au sens de sickness, celle d’une pensée stéréotypée qui peut considérer les origines sociales ou une activité comme une disease. Par exemple, c’est le cas de la poésie créée par Poonam.
Ainsi, les métaphores médicales dans The Middle Finger montrent aux lecteurs qu’il est possible que ce qui soigne puisse dans le même temps blesser. L’ouvrage prouve aussi que les remèdes créatifs sont contagieux parce qu’ils donnent le pouvoir de contester des règles sociales et légales en rassemblent des gens qui sont enclins à rejoindre le combat immédiatement. Dans The Middle Finger les personnages dans le « royaume » de la vulnérabilité conçoivent donc des modes artistiques de soin personnel pour affronter cette vulnérabilité intérieure.
Swati Joshi
Bibliographie :
- Cathébras, Philippe. « Qu’est-ce qu’une maladie ? » Elsevier, vol. 18, 1997, pp. 809-813.
- Derrida, Jacques. La Dissémination. Bloomsbury, (1972), 2016.
- Majumdar, Saikat. The Middle Finger. Kindle éd., Simon & Schuster, 2022.
- Montagnier, Luc. « Pasteur’s Legacy » The American Journal of Medicine, vol. 99, 1995, pp. 6A-4S- 6A-5S;
- Sontag, Susan. Illness as Metaphor. New York : Farrar, Strauss, and Giroux, 1977.
[1] « Everyone who is born holds the dual citizenship, in the kingdom of the well and the kingdom of the sick » (Sontag, 3) « Chaque personne qui naît a une double citoyenneté, dans le royaume des bien-portants et le royaume des malades » (trad. S. Joshi).
[2] Voir le chapitre 1.
[3] Version originale : “A few of her poems had appeared in some of the experimental zines and portals”, (chapitre 2).
[4] Version originale : « ‘Writing to Think’ was an intimate seminar where people could be bruised naked » (chapitre 12).
[5] Version originale : « I remember when the sickness came and made people cough and spit. It was not blood but phlegm so thick that they wanted it to be blood. Blood would make them feel alive. They said the illness came from Africa. With foreign students, not our people. It was so vile that it could not rise in India but came across the infected sea. I walked to the pharmacy in the neighborhood, and the man told me to go to Africa. I had brought the illness, people like me, people with the skin like mud » (chapitre 19.).